Dans les interstices, la photographie de Mouna Karray

Entretien de Marian Nur Goni

AFRICULTURES
Février 2011

 

A l’occasion d’une exposition individuelle, présentée en ce début d’année à la galerie El Marsa, en Tunisie, nous avons rencontré Mouna Karray et principalement discuté avec elle de deux de ses travaux : Murmurer et Au risque de l’identité. (…)

Nota bene : l’interview reproduite ci-dessous (#1) a eu lieu à Paris au début du mois de décembre 2010, avant que la révolution tunisienne ne se déclenche.
Un complément (#2) a été ajouté en fin de texte pour parler de la position de l’artiste vis-à-vis de l’actualité du pays. Cette deuxième partie est le fruit d’une conversation ayant eu lieu le 9 février 2011.

PREMIÈRE PARTIE

Murmurer : pourriez-vous nous raconter l’origine de ce travail ?

En 2007, le thème des Rencontres africaines de la photographie de Bamako était “la ville et au-delà”. Je me suis demandée ce que pouvait être cet au-delà… C’était un thème très générique qui pouvait englober beaucoup de choses. Je me suis enfin intéressée à ma ville, Sfax : je suis retournée là-bas car, justement, j’étais entre deux cités, Paris et Sfax.

Quel était donc cet au-delà à Sfax ?

D’abord, c’est un travail qui a été fait de manière instinctive. Je suis allée chercher cet au-delà qui n’est pas réellement loin de la ville : c’est vraiment dans la ville, ce sont ces zones de friches, les zones industrielles.
Sfax est une ville portuaire, industrielle à l’origine, et elle l’a toujours été, depuis la colonisation française. La zone portuaire de Sfax a été élargie à la fin dix-neuvième siècle pour en faire un lieu d’exportation d’huile d’olive, d’alfa et surtout de phosphates. Cette zone, développée d’abord par les Français, a ensuite été appropriée et développée par les Tunisiens, où ils ont créé des activités pétrolières.
Fin 1980, il s’est avéré que la baie de Sfax avait été complètement polluée, toute activité industrielle a été arrêtée sur une part de la zone, entre 1987 et le début des années 1990 : c’est là que je suis allée travailler en 2007. Ce qui m’a marqué, c’est que réellement ces lieux ont disparu, ce qui est resté sont ces frontières – on n’a pas le droit d’y entrer -, ce sont des murs qui restent debout et qui ne servent plus à rien. Normalement, un mur est fait pour séparer quelque chose, pour limiter une zone mais, là-bas, ce n’est pas vraiment le cas, puisqu’on peut les franchir… Ce sont des pans de murs en situation d’attente.
A partir de là, en revisitant mes planches-contact, j’ai revisité Sfax : j’ai remarqué que même dans la ville ce genre de situation absurde existait, cohabitait avec les gens, autour de leurs maisons, d’où la deuxième partie de ce travail. Ces fragments de murs existent même dans la ville et non seulement dans des zones de friches à l’abandon : c’est cette situation d’absurdité que j’ai trouvé intéressante.
Il faut savoir que, depuis 2008, ces murs que j’avais photographiés dans une partie de l’ex-zone portuaire n’existent plus.

Comment êtes-vous arrivée au choix du traitement formel de ce travail ? Surtout dans la deuxième partie du travail, il y a quelque trace de vie tout de même…

Oui, il y a quelques passages : un chat, une ombre qui passe, un arbre… Sans que j’ai réellement cherché à intégrer ces présences de vie – c’est par hasard que je les ai trouvé – mais, bien sûr, j’ai fait ensuite le choix, de temps en temps, de les intégrer. On est dans un entre-deux, présence / absence : comme ces murs, entre deux situations.

Au niveau du matériel, comment travaillez-vous ?

J’ai travaillé avec un Rolleiflex 6×6. C’était une sorte de recensement, j’ai photographié de façon frontale : j’ai pris cette position d’être devant un mur. Il y a un moment de méditation quand on se trouve face à cela, on se demande : qu’est-ce que je peux faire avec cela ? Sachant que j’ai fait beaucoup de repérages de lieux au départ.

Considérez-vous cette série comme étant achevée ?

Cette série a été réalisée en deux temps, entre 2007 et 2009. Fin 2009, je me suis dit que j’allais arrêter.
J’aurais voulu la continuer sur d’autres pays qui subissent ce genre de mutations mais, dans mon travail, je pars toujours de quelque chose qui me tient à cœur, qui est autobiographique, qui vient de chez moi : que ce soit pour ce travail ou celui sur l’identité que j’ai commencé au Japon et qui est un work in progress. Je pars toujours d’un événement réellement intime. Le fait de travailler à Sfax n’est pas un choix anodin, la ville émane des choses qui font partie de mon enfance, de ma culture et qui me reviennent… C’est pour cela que j’ai pu y travailler de façon instinctive.

Et le choix du noir et blanc ?

C’est également un choix instinctif. J’ai imaginé ce travail en noir et blanc et pas en couleur. C’est aussi simple que cela. Par contre, je peux vous dire pourquoi j’ai travaillé Au risque de l’identité en couleur : comme c’est un travail qui porte sur le détail aussi, c’était nécessaire de voir tout tel qu’il est dans la vie d’une femme, dans son portrait et environnement. Cela ne veut pas dire que l’on ne voit pas les détails en noir et blanc mais, pour ce travail, le sujet m’a permis de choisir son traitement visuel.

“Au risque de l’identité” : parlez-nous de ce travail qui est vraiment différent de Murmurer.

On dit toujours que ces deux travaux sont très différents mais, réellement, il n’y a pas beaucoup de différence.
Au risque de l’identité, c’est du portrait. Murmurer, ce sont aussi des portraits. Ici des portraits de murs, là des portraits de femmes.
Dans Au risque de l’identité, ce qui est en jeu est le risque de prendre l’identité de l’autre, de la substitution : au départ, on va chercher les ressemblances entre les deux portraits mais, ce qui va émerger in fine, c’est la différence, ce qui reste. Dans MurMurer aussi il est question de restes : de fragments énigmatiques de murs.
Il y a, dans Au risque de l’identité également, l’idée de cet entre-deux : entre deux photographies, entre deux femmes. What is left ? Qu’est-ce qui reste ? ! Et qu’est-ce qui va rester à la fin ?

Comment choisissez-vous les femmes auxquelles vous allez emprunter l’identité le temps de la prise de vue ?

Je provoque des rencontres, j’essaie de rencontrer des femmes que, généralement, je ne connais pas.
Il faut trouver une femme qui accepte de faire cela, car ce n’est pas évident d’accepter que quelqu’un d’autre prenne tes affaires, tes habits, tes bijoux et se place sur ton canapé, ton lit ou ton bureau. C’est, réellement, très étrange, il faut quelqu’un qui porte le projet avec moi, qui accepte d’y participer. Ce n’est pas seulement le portrait d’une femme, il faut des femmes qui acceptent de jouer le jeu. Généralement, cela se passe de bouche à oreille.
La première fois, je rencontre la personne, je lui propose le projet.
La deuxième fois, je vais aller photographier car, ce qui m’intéresse, c’est le premier regard sur un environnement : si on parle, si on discute avec la personne, on rentre – que l’on le veuille ou pas -, je ne dirais pas dans des intimités mais il est certains que des indices se révèlent… Quand on rentre pour la première fois chez quelqu’un que l’on ne connaît pas, on va immédiatement poser un regard sur son environnement, sur son intérieur : c’est ce premier regard qui m’intéresse et qui doit apparaître. Je ne cherche pas à créer des atmosphères, même si, bien sûr, il y a un choix indiscutable au niveau du cadre et de la lumière.
Dans ce travail également, l’approche est très frontale, je ne cherche pas à créer d’effets dramatiques. Je demande à la personne qui va être photographiée où elle se sent le plus à l’aise pour s’installer et je n’interviens que s’il y a un problème technique.
Je ne cherche pas à dire beaucoup de choses sur la femme. C’est elle qui va le faire : la façon dont elle s’assoit, sa posture, la manière de s’habiller : c’est une présence.
Essayer de se substituer, ce n’est pas évident ! Nous n’avons pas le même corps… C’est difficile de prendre la même position mais je veux être comme elle, je veux aller au-delà, franchir cette frontière-là… Après, le résultat… Je vois qu’il y a des choses qui m’échappent et c’est cela qui est intéressant dans ce travail, à mon sens : ce qui reste flottant…
Quand je prends la première pose de la dame et ensuite je fais mon portrait et je vois que sur la pendule de ce dernier l’heure a changé… J’adore ça !
Quand je vois que le vent a soufflé et que le lustre a bougé entre les deux clichés, j’adore ça et je laisse : je ne suis pas dans la photographie parfaite.

En très peu de temps, comment vous faites pour absorber toutes ces informations et vous glisser enfin dans la peau de l’autre ?

C’est très dur. Il faut être très concentré. Mon portrait est réalisé après celui de la femme. Il y a bien sûr un travail d’assistant. Je réalise ce double portrait et puis j’arrête car cela demande beaucoup d’efforts, physiques et mentaux. C’est un travail en cours : je l’ai commencé en 2001, au Japon, et ce n’est pas par hasard ! Après quatre ans de résidence, de vie là-bas – c’est une société qui n’est pas facile à pénétrer -, je me suis demandée : et si je substituais l’autre ? !
Ainsi, j’ai commencé ce travail avec des femmes japonaises…

Les diptyques réalisés au Japon ne sont pas présentés sur votre site.

Oui, pour des raisons esthétiques, car mon travail a évolué entre-temps. Cela a été montré une fois dans le cadre de l’exposition “Femmes d’images”(2). A l’époque, je photographiais la femme en couleur et moi en noir et blanc… Mais, c’est là la source, l’origine du travail. Ce serait intéressant de voir ce travail dans vingt, trente ans car moi aussi j’évolue et les rencontres changent…

Comment réagissent les personnes photographiées à ce travail ?

Cela dépend. Il y a des femmes qui me disent : “c’est bizarre”, “c’est troublant”.
J’ai senti des femmes mal à l’aise : c’est pour cela que j’insiste au début de la collaboration pour savoir si, réellement, elles peuvent faire cela.
Je leur montre le travail, on en discute ensemble, j’essaie de comprendre si la personne est à l’aise avec la photographie, c’est important car c’est un travail qui se fait à deux.

Et vous, personnellement, qu’est-ce qui vous reste de cette expérience ?

Oui, pour moi aussi c’est troublant. Qu’est-ce qui reste ? Justement : qu’est-ce qui reste, c’est la question qui émerge quand je compose le diptyque…

Est-ce que vous connaissez le travail de la photographe Cindy Sherman ? Est-ce hasardeux d’y faire référence ?!

Oui, bien sûr je connais le travail de Cindy Sherman. Il faut dire que ce travail est né réellement à cause, ou grâce, au fait de vivre au Japon. J’ai suivi mon master là-bas (3) et j’ai eu la chance d’avoir accès à une grande bibliothèque, à l’école, où je me suis beaucoup nourrie de références artistiques. Pour moi, Sherman, c’est différent car c’est une forme de déguisement. Dans mon cas, c’est de la substitution. Si la femme est blonde, je ne vais pas me teindre les cheveux. Sherman incarne des personnages, des clichés d’après les films…
Mon travail est venu après une série d’autoportraits que j’ai faits au Japon : c’est moi et le corps de la ville, mais on ne reconnaît pas forcément la ville.

Tokyo mon amour, 2001

Comme le dit Walter Benjamin : “il faut atteindre le plus lointain, pour atteindre le plus proche”. Quand ma mère a vu ces photographies, elle m’a dit : “Tu es partie au Japon pour te prendre en photo, tu aurais pu faire cela chez toi…”. Mais je n’ai pas fait cela chez moi et ce n’est pas un hasard !
Au risque de l’identité vient juste après ce travail… J’ai observé l’autre, j’ai observé les Japonais, il y a une manière de se rapprocher de cette culture, de ces gens… C’est au Japon que ce travail a commencé et ce n’est pas par hasard. Par la suite, j’ai dû l’arrêter pour des raisons purement financières : je n’avais pas d’appareil moyen format avec lequel j’avais commencé… Et puis le projet a évolué au fil du temps, et il va probablement évoluer encore. Par exemple, en 2001, je n’avais pas ce discours…
C’était un besoin, une démarche pour laquelle je n’avais pas forcément de réponse à l’époque. Si on a déjà toutes les réponses, pourquoi le faire alors ?!

DEUXIÈME PARTIE

Est-ce que vous avez envie de dire quelques mots par rapport aux récents événements en Tunisie, ce soulèvement populaire inédit, et notamment par rapport à votre regard et travail d’artiste ? Est-ce que tout cela vous a donné des idées pour, peut-être, faire quelque chose dans le futur vis-à-vis de ce qui s’est passé ? Ou bien est-ce un peu trop tôt ? !
Je sais que vous étiez en Tunisie pendant les manifestations…

Vous n’êtes pas la première personne à me poser cette question. Comme s’il y avait une réelle attente…
Je pense qu’on ne peut plus poser le même regard qu’auparavant sur la Tunisie.
Je dois absorber tout cela, et ce n’est pas évident.
Tout ce que j’ai pensé avant, tous les projets que j’avais… Il faut que je les regarde maintenant au travers de ce qui s’est passé en Tunisie. Ce n’est pas facile de voir son travail à partir de cet angle-là et, en même temps, on ne peut pas être indifférent… En ce qui me concerne, ce qui m’arrive, en tant qu’artiste, c’est réellement un tremblement de terre.
La Tunisie ne sera plus la même : les gens, la rue… Il s’est passé quelque chose de très important qui va marquer, je pense, une partie de l’histoire du monde arabe et des peuples…
Me concernant, je pense que mon travail ne sera plus le même non plus et, en même temps, on ne peut pas accomplir une rupture du jour au lendemain, parce que je reste toujours la même personne.
A partir de là, on doit faire attention au regard que l’on va poser sur cette réalité nouvelle.
Tout le monde m’a posé cette question comme si, immédiatement, mon regard allait changer… Peut-être avec le temps… Peut-être, ce n’est pas moi qui vais changer, peut-être ce sera quelqu’un d’autre qui va absorber tout cela beaucoup plus que moi. Qu’on le veuille ou pas, je viens d’une histoire, j’ai quarante ans et ma jeunesse s’est déroulée sous cette dictature… C’est un héritage qui est très lourd, alors pour s’en débarrasser… Même si, d’une manière ou d’une autre, c’est ce que je suis en train de faire.
Ce qui est sûr, c’est que les jeunes, ceux qui ont aujourd’hui dix-sept, dix-huit, vingt-cinq ans, absorberont tout cela davantage, et ils auront plus de courage à dire les choses…
Je pense aux murs que j’ai photographié : comme je l’ai dit, ce sont des murs qui ne servent plus à rien, ils sont là et on ne sait plus leur histoire, leur avenir est incertain… On est bien dans le politique, mais de manière détournée.
La question était alors : comment peut-on détourner un pouvoir qui est totalitaire, qui est très vulnérable dès lors qu’il se sent critiqué ?
Les choses vont évoluer : on sait maintenant que l’on ne peut plus les aborder de la même manière et, en même temps, on ne peut pas les aborder d’emblée autrement. Parce qu’il y a un héritage. Ceci alors qu’on a l’impression qu’à l’extérieur, on a envie de voir une autre Tunisie, une autre jeunesse, d’autres artistes, d’autres regards. Actuellement, ça bouillonne au pays, dans les blogs : on veut faire des collectifs d’artistes, il faut que ce soit autonome, on veut créer le musée de la révolution…
Il faut faire attention, il ne faut pas tomber dans les clichés et réduire la situation, le regard des artistes.
Mes amis me demandent si j’ai pris des photographies pendant le temps où je suis restée en Tunisie, mais je n’ai rien fait du tout ! Et même là, quand je serai de retour dans quelques jours, je vais regarder et assimiler tout cela.
Cela dit, ce qui s’est passé, c’est formidable et je me sens très légère en tant que personne et en tant que citoyenne parce que je sais que maintenant je peux parler, dire ce que j’ai envie de dire, discuter avec les gens de politique et autre.

 

(1) Exposition “Murmurer”, du 7 au 25 février 2011. Galerie El Marsa, Tunis
(2) “Femmes d’Images, fragments d’intimité”, est une exposition itinérante, produite par CulturesFrance et dont le commissariat était assuré par Michket Krifa.
(3) Master degree of Image Media, Tokyo Institute of Polytechnics and Arts.