Tout le monde pourrait parlait d'elle

Zouhour Harbaoui

Interview, TUNIS HEBDO
2-8 mai 2016

 

(…) La mobilité est, selon moi, essentielle pour un artiste. Je n’ai pas voulu limiter mon travail à une région du monde et j’ai exposé aussi bien au Japon qu’en Europe, en Amérique et en Afrique.(…)

Mouna Karray est la cinquième artiste tunisienne à avoir été sélectionnée pour la Biennale de l’art africain contemporain. Ses œuvres sont, actuellement, exposées, et pour la première fois, à la Tyburn Gallery de Londres (Angleterre), jusqu’au 21 mai. Entre les deux événements, elle a bien voulu répondre à nos questions.

Tunis-Hebdo : Vous avez été sélectionnée avec quatre autres artistes tunisiens pour participer à la Biennale de l’art africain contemporain de Dakar. Que ressentez-vous ?

Mouna KARRAY : Je suis ravie d’y participer et heureuse que la Tunisie soit bien représentée avec quatre autres artistes. C’est aussi une bonne occasion pour moi de les retrouver en dehors du pays et de découvrir leurs derniers travaux.

T. H. : Y aviez-vous déjà postulé avant cette édition ?

M. K. : Non, c’est la première fois.

T. H. : Que représente pour vous cette biennale de l’art africain contemporain ?

M. K. : C’est un rendez-vous incontournable pour les artistes du continent et de la diaspora. Le Dak’Art donne, en effet, une visibilité importante aux artistes africains. Pour moi, ce sera un moment important de rencontres professionnelles avec les artistes, les critiques d’art, les curateurs et aussi des institutions.
La mobilité est, selon moi, essentielle pour un artiste. Je n’ai pas voulu limiter mon travail à une région du monde et j’ai exposé aussi bien au Japon qu’en Europe, en Amérique et en Afrique.

T. H. : Quelle(s) œuvre(s) allez-vous présenter ?

M. K. : C’est une installation de 12 photographies de différents formats sur un seul mur qui a pour titre “Personne Ne Parlera de Nous”. J’ai réalisé cette série en 2012 dans le Sud-Ouest tunisien lors d’une résidence d’artistes organisée par Dream City. Quelques photos ont été présentées en 2012 à Tunis et Sfax, sur des panneaux publicitaires dans le cadre de l’exposition urbaine de la biennale Dream City. Mais le choix final des images, du format, et la production éditoriale datent de fin 2015.
J’expose, actuellement, et pour la première fois, la totalité de la série à la Tyburn Gallery de Londres. L’exposition a commencé le 7 avril et se poursuivra jusqu’au 21 mai 2016. En décembre dernier, lors de l’appel à candidature de Dak’Art, j’ai trouvé que le sujet de ma série s’inscrivait bien dans la thématique de la biennale cette année. Le fait que cette série soit montrée simultanément en Afrique et en Europe me fait plaisir.

T. H. : Que symbolise-t-elle ?

M. K. : “Personne Ne Parlera de Nous” montre les sols arides et la pauvreté silencieuse d’un Sud-ouest tunisien marginalisé malgré la richesse du sous-sol d’où jaillissent les révoltes. Sur la route qui sillonne ces terres fossilisées, apparaît l’image dérangeante d’un corps captif d’une gangue comme dans un état de gestation qui précèderait la sortie de l’enfermement et la renaissance. C’est la figure errante d’une lutte millénaire pour la liberté et le ré/enchantement d’une terre africaine trop longtemps spoliée et désenchantée

(…) comment de très simples réalités peuvent devenir, en étant photographiées, des images très complexes.

T.H. : Vos œuvres ont déjà été exposées dans certains événements en Afrique subsaharienne comme en 2005 à Niamey au Niger, en 2007 et 2011 aux Rencontres de Bamako, en 2008 à Joahannesburg en Afrique du Sud, et en 2010 à la Biennale des rencontres Picha à Lubumbashi, en RD Congo. Pourquoi cette dimension africaine quand on sait que vous avez obtenu votre master en Média de l’Image à Tokyo, au Japon ?

M. K. : La mobilité est, selon moi, essentielle pour un artiste. Je n’ai pas voulu limiter mon travail à une région du monde et j’ai exposé aussi bien au Japon qu’en Europe, en Amérique et en Afrique. Depuis mon séjour à Niamey, j’ai mieux saisi l’énergie créative débordante de l’Afrique. Les artistes et les acteurs de la culture ont créé des collectifs, des centres d’arts, des biennales, et ont maintenu ces initiatives malgré les problèmes économiques, l’instabilité politique et parfois les guerres. Le marché de l’art africain contemporain s’est même bien exporté en dehors du continent. La présence de mon travail dans des pays africains s’inscrit dans cette effervescence.

T. H. : Le fait d’avoir terminé vos études au Japon a-t-il apporté une autre dimension à votre travail ?

M. K. : Je suis allée au Japon pour étudier la photographie, notamment auprès d’Eikoh Hosoe. Avec lui et d’autres maîtres, j’ai aiguisé mon regard et construit une approche esthétique. Mon expérience nippone m’a appris que c’est en essayant de comprendre l’autre qu’on commence à se questionner et à se trouver soi-même. J’ai découvert que l’éloignement dans un univers aux antipodes du mien m’avait conduit à la partie la plus intime de moi-même. C’est en allant très loin qu’on atteint le plus proche comme l’avançait Walter Benjamin. Le Japon a joué un rôle clé dans ma pratique artistique, le point de départ d’un travail personnel que je poursuis sous différentes formes, au croisement de mon expérience personnelle et de mes questionnements intellectuels.

T. H. : Quels sont les pays où vous souhaiteriez exposer ?

M. K. : La question pour moi n’est pas de rechercher un pays particulier où exposer. Je mets à part la Tunisie où je pense qu’il est important qu’un artiste tunisien soit exposé et reconnu. Je dirais plutôt des lieux. Ce qui m’intéresse est d’exposer dans des musées ou des plateformes d’art contemporain qui accompagnent les artistes dans leurs projets ou encore dans des lieux alternatifs hors des sentiers battus, où l’artiste peut construire une œuvre intimement liée au lieu en question (la mer, le désert, etc.).

T.H. : Quels sont vos projets après le Dak’Art ?

M. K. : Je travaille d’ores et déjà sur un nouveau projet de création qui aborde la question suivante : comment de très simples réalités peuvent devenir, en étant photographiées, des images très complexes.

Propos recueillis par Zouhour Harbaoui