Mouna Karray Fragments autobiographiques

Olfa Belhassine

ARCHIBAT
n°16 – 06.08

 

“Parfois il faut partir loin pour atteindre le plus proche”.

Mouna Karray raconte ainsi son voyage d’études au Japon, de 1997 à 2001, à la suite duquel elle entame un travail d’introspection qui la mènera de la labyrinthique ville de Tokyo à la reconstitution du décès de son père.(…)

Une maîtrise d’animation culturelle en poche, une exposition personnelle intitulée “Alchimères” présentée par les cimaises du Club Tahar Hadad à son actif, Mouna Karray s’envole à l’âge de vingt sept ans au Japon pour suivre les cours d’une grandes école de photo dominée par le maître Hosoe Eiko.

“Je disposais de tous les moyens pour développer une démarche conceptuelle et techniques”, se rappelle-t-elle. La jeune femme se laisse alors nourrir par la photo japonaise des années 70, en noir et blanc, contrastée, granulée. Par l’explosion des talents des enfants de la bombe que la profusion de revues et de livres d’images met sous les lumières. Par la métropole elle-même, surdimensionnée, rythmée par les mouvements effrénés de la foule et de la consommation.

Mais il a fallu attendre son hospitalisation pour que l’artiste rencontre une intuition, une émotion qui marqueront son travail au Japon et même au-delà. Etrangère, seule, souffrante elle déambule telle une somnambule dans les couloirs de cet hôpital de nuit lorsqu’elle croise son ombre sur laquelle elle voit projetée la silhouette de la ville. Image hallucinante.

LA MORT INTIME
“Je n’avais pas mon matériel avec moi. C’est la photo rêvée que je n’ai jamais prise”, souligne Mouna.

Elle commence tout de suite après un projet de performances dans le paysage urbain qu’elle déforme à souhait en utilisant le grand angle. La forme circulaire et répétitive des structures métalliques d’un parc public où elle se glisse pour s’y photographier donne un effet dramatique (le cercle vicieux) à ses 36 photos intitulées “Self in circumstances” en noir et blanc montées et collées sur un support (2m/1,20m).

“Les entrelacs des jungle gym laissent supposer la complexité d’une définition de soi au cœur d’une ville où l’on tente vainement de s’insérer”, précise l’artiste pour qui la photo dépassant la simple technique représente un médium susceptible d’exprimer tant de choses.

Avec “Self portrait, Tokyo, mon amour” et ses performances dans les ascenseurs et les métros, elle poursuit la même démarche.

De retour au pays, Mouna affronte une douleur que ses proches n’arrêtent pas de ressasser : le décès du père. Parce qu’elle n’a pas assisté à ce triste événement, l’artiste va armée de son appareil photo, le reconstituer pièce par pièce, séquence par séquence. L’hôpital, le lit de mort, le chapelet de la mère, la tombe, les rubriques nécrologiques d’un journal… une histoire autobiographique qui rejoint celle de l’humanité. Et qu’elle présentera à Tunis en 2004 à travers une installation, “El Mech’hed” (Maison de la Culture du Kram) et une exposition de photos, “la coupure” (Diwan Dar El Jeld). Avec audace et malgré les résistances de sa famille, elle s’attaque à un grand tabou, mettre en image la mort. La mort intime.

Lorsqu’elle revient à son installation Mouna dira : “Agrandir les photos de la chambre noire, transporter la terre, faire graver un texte sur du marbre m’ont permis de renouer avec un itinéraire funéraire manqué”.

DANS LA PEAU DE L’AUTRE

Même si le processus de deuil semble fini, ce projet sur la mémoire, la disparition, la séparation, la transition n’est pas pour autant achevé. Aujourd’hui, elle raconte cette histoire d’une manière plus sobre en y intégrant une bande sonore montée en Italie dans le cadre d’une résidence d’artiste, probablement aussi prochainement la vidéo. Mais ce projet en pleine maturation, évoluant vers une œuvre multimédia a besoin, selon la jeune femme, de sponsors sensibles à l’art contemporain.

Parallèlement, Mouna, qui vit actuellement entre Paris et Tunis, mène de front un autre travail.

Après avoir puis son inspiration dans le moi, elle s’interroge : “Et si je me mettais dans la peau de l’autre?”. En 2006, l’artiste photographie des femmes appartenant à différentes cultures pour son projet “Au risque de l’identité” dont nous avons vu plusieurs diptyques au Palais Kheireddine l’automne passé lors de l’exposition “L’image révélée” organisée par l’Institut français de coopération. L’idée : rencontrer une femme, observer son espace de vie, puis se substituer à son personnage en adoptant ses gestes et ses habits. L’image est frontale, carrée, simple. Elle impressionne et interpelle car le spectateur se retrouve comme pour le jeu des sept différences entrain de guetter les dissemblances entre les prises de vue : un détail qui manque, une tête penchée autrement…

Justement c’est ce qui semble intéresser Mouna Karray : “A travers ce glissement qui pourrait paraître dangereux, je mets en jeu les deux identités? Simulacre ou pas de l’autre…”.

A long terme, “Au risque de l’identité” pourrait faire l’objet d’un livre. Un moyen comme un autre d’accéder à une certaine visibilité, si difficile en France où l’art reste institutionnel, et que Mouna commence pourtant à trouver dans les biennales et les grandes expositions. Ainsi, la jeune artiste a été invitée cet automne à participer à deux événements culturels importants. Tout d’abord aux Nouvelles Rencontres de la photo de Bamako. Ensuite à Alger capitale culturelle.

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