Sujet Objet Résistance - Entretien

Alexandra Galitzine-Loumpet

A MAGAZINE, 2017

 

(…) L’art n’est pas innocent. Il permet d’interroger, de dénoncer, d’apporter une information tout en gardant une esthétique. La question que je me pose est : comment raconter ?(…)

Alexandra Galitzine-Loumpet : La forme & la pratique ?  

Mouna Karray : L’art n’est pas innocent. Il permet d’interroger, de dénoncer, d’apporter une information tout en tout en gardant une esthétique. La question que je me pose est : comment raconter ? La forme et la question créent une émotion, les deux doivent être présents et à partir d’une situation, d’une intuition, d’un vécu permettent d’aller au-delà, d’en faire une métaphore. Mais partir pour aller au plus loin est vital pour moi.

Le dispositif de Personne ne parlera de nous  peut-il être qualifié d’oxymorique ? Le corps est absent et présent – d’une absence ambulante pour reprendre les termes de Marguerite Duras -, passif et actif, central et en marge, contraint et résistant. C’est un corps-objet ?

Je désigne cet objet comme un corps. C’est un corps contraint mais créateur, sa présence inquiétante déstabilise à la fois le paysage et le spectateur. J’aime beaucoup l’expression « absence ambulante », je la trouve juste; paradoxalement cette absence occupe l’espace, le paysage, la photographie. Cette absence est un bruit dérangeant.

L’Histoire est-elle privilège des riches, des villes, des vainqueurs ? Comment raconter l’histoire des oubliés d’une Tunisie de l’indépendance et de la révolution ? C’était l’enjeu pour moi. Dans mon travail, l’homme est un passager. Il est là et pas là, il n’est pas tout à fait un citoyen. Il y a une sensation de no man’s land, mais l’espace est toujours habité.

J’ai pris la route qui sillonne ces terres de poussière, cet univers fossilisé mais habité où se déplace un corps captif. Prisonnier d’une gangue, il s’en extraira dans une gestation qui finira par rompre son enfermement et engendrer sa renaissance.

Renaissance ?

J’ai réalisé cette œuvre en 2012, période pendant laquelle la Tunisie tentait de se reformer, où l’espoir était permis, où de nouvelles volontés se faisaient jour. Aujourd’hui, mon sentiment est plus ambivalent. Finalement, le conservatisme prévaut.

L’espace de l’action ?

Les premières photos de « Personne Ne Parlera De Nous » ont été prises à une trentaine de kilomètres de Sfax. J’ai voulu ancrer cette œuvre dans un paysage qui m’est familier. J’ai été inspirée par l’étude sociologique de Jean Duvignaud «  Chebika », sur un village dans le sud-ouest tunisien, où les gens qui se désignent comme « la queue du poisson ». Je trouve cette expression très juste pour résumer la situation d’un village mais aussi d’une région délaissés et oubliés par les pouvoirs depuis l’indépendance, bien que très riche en phosphate. Le livre de Duvignaud souligne aussi des formes et des figures de résistances qui incarnent la lutte, l’insoumission et la désobéissance. Ce sont des valeurs universelles. Le corps en puissance de lutte, prêt à s’échapper de son cocon, est un corps universel qui traverse les villes et les cantons. Ainsi, le contexte est important, mais l’œuvre transgresse le lieu, pour parler aussi d’autres géographies.

De la marchandisation du sujet. Le choix d’un sac blanc évoque la question de la marchandisation des individus et d’un système d’exploitation qui dénie leur humanité. Le corps devient-il ainsi un objet parmi d’autres ou bien se trouve-t-il au carrefour de plusieurs entités : corps, objet, marchandise, sujet ?

C’est tout à la fois, c’est un corps vivant qui est en lutte permanente, en quête d’une renaissance. Mais il est au même temps déshumanisé et devient un objet non identifié, une marchandise délaissée sur les routes.

Hommes et femmes sont souvent absents, ou leur présence est fugitive, dans le hors-champ.

L’homme est toujours enfermé, prisonnier de quelque chose. Je souligne cette situation, mais en même temps, je me situe du côté du potentiel, du côté de l’espoir, de quelque chose qui va au-delà, malgré la tension ou le désespoir

Des situations. Ce « corps » investit des espaces et des situations différentes. Dans une photographie, il disparait. Avez-vous voulu rendre compte de situations distinctes ?

Oui, dans la phase de l’editing et le choix de l’enchainement des photographies. La meilleur façon de souligner, de mettre en valeur une présence, c’est de la perdre ou de la faire disparaitre. Mon intention était que le corps tisse un lien avec le paysage et les gens. Je n’ai provoqué aucune situation, j’ai intégré le corps dans les espaces, j’ai attendu et j’ai observé ce qui se passait. Je n’ai pas contrôlé l’action des gens, je voulais qu’ils soient libres dans leurs mouvements. Ce sont eux, par leurs postures, leurs gestes et leurs mouvements, qui ont rompu ou tissé un lien et rendu le corps visible ou invisible.

De l’intrusion et de la condition. L’intrusion de ce corps-objet est immédiatement sensible ; faussement inerte,   sa présence désagrège une unité du quotidien. Il libère « l’insu », le sous-jacent, et révèle la condition faite aux hommes ?

Effectivement, ce corps dans son intrusion cause une gêne mais pour qui ? Pour celui qui regarde ou pour celui qui l’intègre dans son entourage ? Quand j’ai approché les gens, dans leur maison ou dans leur lieu de travail, pour leur demander la permission de placer ce corps à leurs côtés, ils ont toute de suite parlé de leurs vies, et ont laissé, avec générosité, ce corps vivre pour quelques dizaines de minutes à leurs côtés. Ils ont compris que ce corps pouvait être à l’image de leur solitude et de leur emprisonnement dans des conditions très difficiles. Cela s’est passé de façon très fluide, très ouverte. Et parfois les circonstances ont permis d’aller plus loin dans la prise de vue, d’ouvrir de nouvelles perspectives.

La performance à l’ECAS Bâle ? Pour la première fois, il s’agira d’une performance qui aura lieu dans un milieu urbain. Tout l’intérêt sera dans l’observation directe des réactions des passants

Votre travail actuel ? Je suis en résidence au Canada pour un projet vidéo et une installation autour du personnage de ma mère et de ses mains « qui parlent ». Je pars à nouveau d’un vécu personnel pour aller au-delà, sur un champ plus social.

Art, Africa, Analysis ? L’Art est le remède des folies des Hommes, des guerres et des injustices. C’est une célébration des émotions d’une Afrique longtemps et encore spoliée.

Alexandra Galitzine-Loumpet est anthropologue au Centre d’études en science sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA – Université Paris Diderot, Inalco, IRD) et coordinatrice du programme Non-lieux de l’exil.
Cet entretien a été réalisé entre Paris (France) et Gatineau (Canada), via Skype le 10 mai 2017.