L'identité en question, photographies de Mouna Karray
Interview de Jeanne MercierAFRIQUE IN VISU
25 juin 2007
Il n’y a pas que l’identité que je questionne.
Ce qui m’intéresse c’est la démarche, la rencontre. Tu rentres dans un processus de travail « C’est une quête, je cherche une femme »
Dans ce travail que questionnez-vous ? L’identité, la ressemblance ou la dissonance des personnages qui habitent ces diptyques ?
La question du début n’est pas la même aujourd’hui, ne sera pas non plus la même dans le futur, elle évolue. Il n’y a pas que l’identité que je questionne.
Ce qui m’intéresse c’est la démarche, la rencontre. Tu rentres dans un processus de travail « C’est une quête, je cherche une femme ».
Je ne peux totalement adopter la même posture, avoir la même grâce. Je vais vers cette ressemblance mais c’est ce qui reste qui est important.
Je ne cherche pas la perfection. Je cherche les détails qui vont me dépasser. Changer la photo, l’heure qui change, un coup de vent…
Je cherche une atmosphère, cela peut se passer sur le lieu de travail de la personne ou bien chez elle.
Dans cette série il y a une grande part de mise en scène, de théâtralité pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Il y a une part de mise en scène, Je pose un regard très neutre la première fois, il y aura toujours des espaces qui m’attirent quand j’arrive chez les gens. Alors j’ai envie de dégager quelque chose… je cherche donc une atmosphère. Pendant la prise de vue, une préparation est nécessaire pour chercher le bon cadre, la lumière adéquate et parfois j’interviens, mais légèrement, sur la façon de se tenir et se situer dans un cadre…
Vos photographies sont-elles légendées ?
Je ne mets pas de légende.
Pour le projet « Au risque de l’identité », pour l’instant il n’y a pas de titres.
Vous êtes l’un des modèles de cette série, vous utilisez le mot « substitution », n’est-ce pas finalement une sorte de travestissement ?
Substitution je préfère car je remplace la personne.
C’est un travail sur le long terme puisqu’il pourrait se dérouler dans les divers endroits où vous passez ou y aura-t-il un aboutissement ?
Au fur et à mesure, c’est une série que je peux faire toute ma vie…
J’ai réalisé la première en 2002, puis il y en aura sûrement une autre en 2015.
Le parti pris esthétique pour cette série est relativement neutre, austère, pourquoi ?
Pour ce travail, l’esthétique doit être neutre. Si j’ajoute une autre information, cela va modifier le rendu et le lecteur risque d’être désorienté.
Processus d’identité
Je travaille principalement avec des femmes que je ne connais pas. Je les rencontre deux fois, une première fois pour présenter le projet, si la personne est d’accord on fixe un rendez-vous, si la personne a des doutes, on arrête tout de suite.
Je cherche l’éloignement. Quand je rentre chez les femmes, je veux juste capter leur univers. Les séances de prise de vue peuvent durer entre 4 et 6 heures. Le cadre doit rester le même tout au long de la séance, je fixe donc l’appareil sur un pied. Lorsque c’est à mon tour de poser j’essaie de m’identifier, de me substituer à la personne le plus possible. C’est son apparence qui m’intéresse, je porte donc ses vêtements, ses bijoux mais je ne me déguise pas.
Chaque séance est une expérience différente, certaines sont pressées mais complices, d’autres plus à l’aise mais plus distantes. C’est l’ensemble qui m’intéresse, le lieu autant que la personne.
Corpus d’identité
Ce travail contient un corpus de 8 rencontres présentées sous forme de planches contact agrandies ou en diptyques :
• Une femme japonaise (en 2002)
• Deux femmes françaises (en 2006)
• Cinq femmes tunisiennes (en 2006)
« LA COUPURE »
Autobiographie
En rentrant en Tunisie, je me suis sentie obliger de faire un travail biographique.
Les premières photos que j’ai faites, c’est le lit et la tombe de mon père qui a disparu pendant mon absence. De là, j’ai commencé à tisser et à aller au fond de moi-même pour chercher la pièce du puzzle qui manque. Ceci a donné lieu à la série photographique « La Coupure ».
Dans cette série photographique, y a-t-il aussi une sorte de mise en scène ?
C’est fluide, il n’y a aucune mise en scène. Ce travail s’est fait sur deux temps et n’est pas encore terminé. C’est un travail très intime et il y a encore beaucoup de choses que je n’ai pas encore résolues.
La première partie, est l’œuvre que j’ai réalisée à Tunis en 2004 et s’intitule « El Mech’hed », Il s’agit d’une installation réalisée en juin 2004, en Tunisie, lors d’une exposition d’art contemporain intitulée « Zones ». « El Mech’hed » signifie en arabe « séquence, scène ». Il renvoie aussi au mot « chehed » qui signifie épitaphe. L’espace choisi pour la réalisation de cette installation n’est pas arbitraire, sa forme rectangulaire avec un bas plafond. Agrandir les photos dans la chambre noire, transporter moi-même de la terre, graver un texte sur du marbre, ces actes ne renouent pas avec le rituel funéraire pour reconstituer le « non vu »
Les textes qui accompagnent sont des fragments de lettres que j’ai écrites à mon père du Japon. Puis des fragments de textes rédigés après sa mort…sur l’odeur, des sensations, les allers et les retours…
La notion d’aller-retour est importante dans ce travail car je pars et je reviens.
Dans la deuxième partie, j’ai voulu décentraliser ce sujet et j’ai quitté le cimetière de mon père pour photographier d’autres lits et d’autres tombes. J’essaie de me confronter à la disparition…
Maintenant je dois revenir sur les lieux en Tunisie… Je veux le présenter avec plus de distance, plus de maturité et de présence…
PLUS GÉNÉRALEMENT…
Vis-à-vis de votre travail que l’on peut qualifier de conceptuel, quel est l’accueil en Tunisie ?
« La coupure » a été très bien accueillie.
« L’identité » est un travail qui prend du temps et une partie a été présentée en planches contact lors de l’exposition collective « Image révélée ».
Le regard des gens cherchait la ressemblance, la dissonance, certains s’approchaient puis reculaient. Le public se questionnait et cherchait les détails pour mieux comprendre l’univers des gens. Au départ j’ai montré ce travail sous forme de planches contact pour bien montrer ma démarche. Mais actuellement j’ai adopté le diptyque pour mieux discerner les détails, l’univers.
Utilisez-vous d’autres médiums ?
Je travaille principalement en photographie. Il m’arrive de réaliser des installations, par exemple l’installation de « El Mech’hed » mais cela s’imposait.
Je pratique de temps en temps la vidéo mais même si je réalise un jour un travail en vidéo, celui ci partira de la photographie.
Vous venez d’être sélectionnée pour participer à la Biennale de Bamako en novembre 2007, que présentez-vous ?
J’ai beaucoup réfléchi à la question de la « Ville et l’au-delà ».
Je suis retournée à Sfax, ma ville natale. J’ai surtout pensé à l’au-delà et la question des limites, des barbelés, des barrières. La ville de Sfax se construit, se déconstruit…. Ce qui m’intéresse, ce sont des lieux fermés, interdits que les gens aient franchis avec le temps.Ce sont des lieux d’entre deux mondes, de frontières. Comment les gens bâtissent leurs frontières, leurs murs, leurs limites ?
Vous pourrez découvrir sur Afrique in visu le travail de Mouna Karray sur la « Ville et l’au-delà » lors de la Biennale de Bamako en Novembre 2007.
Jeanne Mercier
Afrique in Visu