"Murmurer" Portrait d'une architecture défunte
Mouna MekouarExhibition Catalogue
Octobre 2009
(…) Mouna Karray renouvelle dans la série Murmurer cette réflexion, déjà récurrente dans son travail, des frontières et des limites, de la dualité et de l’altérité. (…)
MURMURER, publié par la galerie El Marsa, octobre 2009
“Murmurer” Portrait d’une architecture défunte
par Mouna Mekouar
Après des études de cinéma et de photographie à Tunis, Mouna Karray reçoit une bourse en 1997 pour étudier au Japon à la Nihon University puis au Tokyo Institute of Polytechnics and Arts. Déterminant dans sa carrière, ce séjour est le point nodal d’un travail autobiographique qu’elle continue aujourd’hui sous différentes formes. Son travail artistique participe de son quotidien et de ses préoccupations intellectuelles, de ses rencontres et de ses voyages. Toutes les séries photographiques de Mouna Karray s’enracinent dans sa vie personnelle et dégagent des questionnements identitaires et culturels. Comment figurer ces notions qui échappent à toute prise visuelle ? C’est ce paradoxe qui est l’objet même de son travail.
Elle réalise à Tokyo les premiers diptyques de la série Au risque de l’identité. Cette série, véritable « work in progress », ouvert à tous les possibles, se construit sur cette irréductible dissemblance – cette faille – qui fonde tout un chacun. Ce projet est le fruit de différentes rencontres avec des femmes d’horizons multiples. Après les avoir photographiées, Mouna Karray se substitue aux modèles. L’espace de l’autre est accaparé, les habits appropriés, la posture imitée. Par un savant jeu de mise en scène, Mouna Karray questionne les limites identitaires. Dualité et altérité, ressemblance et dissemblance sont tour à tour évoquées ; chacune étant elle-même une variante de « l’inquiétante étrangeté » de l’être. Dans ses prises de vue, le familier et l’intime s’inversent en leur contraire. C’est l’immanence de l’étrange dans le familier qui surgit ; ce qui est familier devient étrangement différent. Cette série se vit comme un voyage dans l’étrangeté de l’autre et de soi-même. Cette épreuve de l’altérité est mise au jour dans ce travail, comme condition ultime de chaque être.
Mouna Karray renouvelle dans la série Murmurer cette réflexion, déjà récurrente dans son travail, des frontières et des limites, de la dualité et de l’altérité. C’est en 2007, de retour dans sa ville natale, Sfax, que Mouna Karray réalise les premières images de ce nouvel ensemble. Fascinée par l’histoire de cette cité portuaire et industrielle, Mouna Karray répertorie les murs laissés à l’abandon sur des sites, progressivement transformés en lieux improbables
Murs abandonnés, frontières ouvertes, murs écaillés, roches ciselées, arêtes lisses et dures, portes dépourvues de sens, grilles carcérales. Ces enceintes trahissent l’abandon, d’autres montrent des réparations utiles ou désespérées, d’autres, enfin, sont encerclées de plantes, accident de la nature ou embellissement délibéré. Qu’y a t-il dans ces images, sinon de l’absence, des espaces désossés et vidés ? Il y a parfois juste une silhouette entraperçue, un corps entrevu, presque rien d’humain, surtout du matériel. En l’absence d’être humain, ces « anomalies » du paysage urbain deviennent par mutation, des « objets architecturés ». Ce sont des architectures inversées, abstraites, lisses et froides, ouvertes sur le vide, fermées à l’avenir. Ce sont des non-lieux, des projections architecturales habitées par la mémoire, l’inachèvement et le vide.
Ni leur vocation antérieure ni leur éventuelle destination n’est clairement lisible. Leur devenir est incertain. Leur identité aussi : on hésite entre chantier et ruine, lieu naissant ou à l’agonie. Quelques uns sont en mutation, d’autres à l’abandon. Il émane de cet ensemble une conception théâtrale et symbolique de l’espace. Réceptacles scénographiques, tous ces murs, sont en attente d’un sens nouveau et provisoire. Un sens que Mouna Karray leur confère en les associant les uns aux autres. Ce sont des mages isolées, d’une grande stabilité formelle. La répétition et la différence constuisent l’élément essentiel de ce travail. En jouant de cette variation sur un même thème, la photographe révèle la remarquable diversité formelle de ces murs considérés à priori comme dénués de qualités esthétiques. Ces murs sont mis en image comme des « objets architecturés ». Tout est mis en œuvre à la prise de vue pour les « sculpter », les « momifier », les « réifier ». La photographe retourne souvent plusieurs fois sur un même site, à la recherche d’une meilleure lumière ou d’un angle de vue plus juste. Dans cette poursuite des conditions optimales de prise de vue, il lui arrive d’attendre plusieurs jours avant d’avoir la « bonne lumière ». Les tonalités de gris ton sur ton, sans contraste marqué créent un sentiment de distanciation. Cet effet est renforcé par les règles de présentation, la facture dépouillée et austère, le refus de l’anecdotique, le format et les angles de vue choisis. Même si le cadrage intègre l’environnement, même si les murs sont parfois vus de profil, ces « architectures » nous regardent dans une sorte de face-à-face iconique. Portraits d’une « architecture défunte », ces murs – ces cicatrices – dessinent en creux la scène d’un théâtre vide (suite aux affres d’une vie mouvementée).
L’intérêt de ces murs réside dans leur ambivalence, à la fois frêles et résistants, forts et fragiles : ils incarnent la vie et ses brisures, les béances et les failles. Ces espaces muets où se lisent les signes d’une vie absente appellent et interpellent la pensée. Ces vues mélancoliques, sorte d’allégorie du vide et de la désolation, sont en même temps des espaces de méditation qui nous confrontent à la dialectique entre présence et absence, disparition et persistance des choses. La pensée semble flotter. Le temps est comme suspendu, le futur incertain. Abstraites et dépouillées, ces vues suggèrent les trajets, les errances de la pensée. Déserts, lisses, froids, ouverts au vide, ces murs évoquent le monde flottant avec sa solitude, son « dehors/dedans silencieux », sa puissance inventive. Tension dont témoigne Henri Michaux lorsqu’il parle de cet « horrible en dedans/en dehors qui est le vrai espace ». Dévisagés, ces murs incarnent les limites entre ces deux mondes, entre notre imaginaire et la réalité.
Ces photographies ne rendent pas compte de la réalité ni ne l’interprètent. C’est notre perception de la réalité qui tend vers cette vision photographique. Mouna Karray réussit dans ces images à nous attirer vers ce que nous ne percevions pas ou, du moins, pas de la façon dont ils apparaissent dans ces photographies. On aboutit à une position esthétique qui pourrait se réclamer de Paul Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». La série Murmurer offre une nouvelle façon de voir et d’appréhender l’espace urbain. Par un jeu de renversement, c’est la photographie qui nous apprend à voir et à comprendre ces murs. La photographie change notre perception de la réalité. Absurdes, ces murs deviennent intéressants. Invisibles, ils deviennent visibles.
Dans cette énigmatique figuration des murs de Sfax, Mouna Karray fait advenir quelque chose dans et par ces lieux et c’est cela même qu’elle veut sauver de l’oubli. Sorte de mémorial, cette série rend ainsi hommage à ces « mal aimés », à ces murs mis à mal et violentés. Transformés en véritable tragédie humaine et sociale, ces murs questionnent et sondent en creux notre propre vulnérabilité face aux aléas du temps, nos déchirures face aux tourments de la vie.
© Mouna Mekouar, chercheur et commissaire d’exposition.
Pour la série Murmurer, Paris, octobre 2009